« Je marche toute seule dans le nuage. Je suis dans la brume blanche. Il n’y a que l’air blanc devant mes yeux. La visibilité est assez limitée. Je ne sais pas où je vais. Je ne sais même pas où je veux aller. Je n’attends rien. Je ne cherche rien. J’accepte simplement ce qui m’arrive dans la solitude absolue.
Je marche. Le monde est obscur mais parfois lumineux. Dans l’obscurité y a-t-il des choses qui m’attirent ? Dans la luminosité qu’est-ce que je vois ? Puis-je tout voir ? Qu’est-ce que je ressens ? Je n’en sais rien. C’est un mystère. Le monde m’influence quand même. Ainsi ma vie passe. Ainsi je dessine. »
© Tomoko Kitaoka, 2011
Je n’attends rien. Je ne cherche rien. J’accepte simplement ce qui m’arrive.
Pensées sur monochrome de Tomoko Kitaoka
Quand une œuvre d’art se limite à une seule couleur, je suis impressionné. Mais pourquoi le suis-je si particulièrement quand je regarde monochrome de Tomoko Kitaoka ?
Quand Gerhard Merz couvre entièrement un canevas d’une seule couleur, sans aucune modulation, il veut évidemment que le spectateur perçoive uniquement la valeur de cette couleur. Une telle concentration sur l’essentiel est remarquable et pourtant elle me laisse froid.
Par contre, Mark Rothko voulait que sa couleur touche le spectateur directement au cœur. Si parfois lui aussi se limitait à une seule couleur, il ne l’appliquait pas à la manière uniforme et plate de Gerhard Merz. Il se servait plutôt de l’effet produit par la peinture posée par petites touches de la même couleur mais de nuances différentes.
Cependant, je ne pense pas que Tomoko Kitaoka se soit posée la question de savoir comment une couleur pourrait atteindre directement le cœur du spectateur ? N’a-t-elle pas écrit dans l’introduction de sa dissertation pour son Master à la Sorbonne : « je n’attends rien - je ne cherche rien - j’accepte simplement ce qui m’arrive ». Tomoko Kitaoka dans son monochrome a obtenu ce résultat dans des conditions tout à fait autres que celles de Merz ou de Rothko, parce que initialement, elle a appris la peinture adaptée au batik telle qu’elle est pratiquée traditionnellement à Java. Inévitablement, elle a utilisé l’indigo qui évidemment l’a conquise.
Forcément la première fois, elle a dû être très surprise quand elle a assisté à la magie d’un bain quasiment incolore transformant le tissu : de blanc au départ, puis peu à peu, lentement, progressivement pour parvenir à la profondeur définitive, merveilleuse de l’indigo.
Puis au fil de ses expériences, elle a pu constater que l’indigo réagissait différemment sur un coton blanc pur que sur un blanc écru ; le résultat sur l’écru est beaucoup plus riche, plus varié et plus vivant. Connaissant l’attention du regard que Tomoko pose sur tout ce qui lui arrive, je suis certain qu’elle a très vite découvert la raison de cette différence.
Le coton brut, à la sortie du métier et avant d’être nettoyé et blanchi, prêt pour la teinture industrielle, ne contient pas seulement la fibre pure du coton. Au cours de sa récolte, de son transport, de sa transformation le coton se charge d’impuretés. Ce sont justement ces impuretés, ces irrégularités contenues dans le fil, qui permettent à la teinture indigo d’exprimer toute sa richesse et sa beauté. Du fait de toutes les aspérités, irrégularités du tissage, la teinture ne sera pas absorbée de la même façon. En regardant de très près, on peut observer de minuscules taches nuancées, peu visibles à l’œil nu mais qui donnent beaucoup de vie et de profondeur au tissu.
Comme je l’ai déjà dit, Tomoko, très observatrice, ne laisse rien échapper de ce qui se passe pendant le travail. Même si par hasard, le résultat d’une teinture est imparfait, elle ne le voit pas comme un accident fâcheux. Elle l’accepte plutôt comme un enrichissement bienvenu, animant son tissu bleu. Le rinçage et le séchage du tissu teinté sont apparemment pour elle d’un intérêt très important. Elle ne cherche rien, elle n’attend rien, mais ce qui se passe n’échappe pas à son attention. Ce que Tomoko voit, quand le tissu qui vient d’être teint et suspendu sur la corde à linge, ce n’est pas l’indigo en soi qu’elle voit…Non, ce qu’elle voit c’est l’effet de la lumière, comment elle tombe sur le tissu et fait jouer les froissements en une multitude de nuances d’un même indigo.
Une fois de plus, elle a découvert une autre façon d’intensifier l’effet de l’indigo. Il ne s’agit plus de tendre le tissu sur un cadre, sur un châssis traditionnel. Sa toile teinte n’est pas un tableau, elle doit planer, librement suspendue dans l’espace, comme un nuage. Sa teinture ne représente rien, mais l’indigo se montre dans toute sa complexe beauté.
Tomoko Kitaoka ne voulait rien de plus. Elle ne voulait rien du tout. Et elle a tout gagné.
© Peter Wenger
dans le catalogue INDIGO, ed. Galerie Smend, Köln, 2013